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Blogue de Hélène Arsenault


vendredi 28 juin 2013

Chère étrangère

J’ai devant moi une étrangère. Nous nous ressemblons tant que ça m'effraie. Plus je fuis l’évidence, plus elle me rattrape. J’ai si longtemps nié les faits qu’ils ont fini par me sauter au visage, même si je ne suis pas prête pour ce rebondissement. Et j’en porte seule la faute, pour m’être enfoui la tête dans le sable.

Peu importe qu’elle m’ait mise au monde il y a plus d’une quarantaine d’années, peu importent tous les soins, toutes les attentions dont elle m’a abreuvée, peu importe le temps que nous avons passé, blotties l’une contre l’autre, en confidences, en rires, nous ne nous reconnaissons plus, trop changées l’une comme l’autre face à nos souvenirs.

Je réalise aujourd’hui que bien avant ses divagations et ses oublis, bien avant l’escalier et la visite à l’hôpital, avant la réapparition du cancer que nous savions toujours présent, mais en latence, j’avais déjà perdu la maman de mes souvenirs de jeunesse.  

Lorsqu’en 2004 le diagnostic est tombé, elle a dit qu’elle se battrait. J’ai appris par la suite que le médecin lui avait donné six mois, tout au plus, alors qu’elle soit encore parmi nous aujourd’hui relève du miracle. Elle s’est battue contre cette chose dans ses poumons, déjà à l’état métastatique dans son cerveau. Inopérables, l’un comme l’autre. Après de longues et souffrantes sessions de chimiothérapie et de radiothérapie, elle n’en pouvait plus des traitements. À ce moment elle a déclaré : « Peu m’importe la suite, qu’on me laisse tranquille! » Et fort heureusement, la maladie l’a entendue, elle s’est partiellement remise de ses traitements, de sa phlébite, de ses malaises et de ses faiblesses, mais les ombres n’étaient pas toutes disparues et elle en gardait d’importantes séquelles. Nous ne pouvions qu’espérer un répit, sinon une rémission.  

Dans ma joie d’avoir ma mère près de moi à mon mariage, ou à l’arrivée de mes enfants, j’ai refusé de voir les changements et les signes. Elle s'est toujours montrée lunatique et distraite, aussi ça ne m’embêtait pas qu’elle perde des bouts de conversations, qu’elle oublie de plus en plus de choses, parce que ce n’était que sa nature qui s’affirmait dans l’âge, me disais-je.

J’ai continué d’ignorer l’évidence, ainsi je pouvais prétendre que tout allait assez bien malgré tout, que nous étions chanceux. Mais aujourd’hui je m’avoue vaincue, j’abdique. Les métastases reviennent sans contredit en force, et les capacités mentales comme physiques de ma mère ne cessent de se détériorer, de sorte que je conserve peu d’espoir en une quelconque amélioration, au contraire.

Pour moi qui habite loin et qui n’arrive pas à faire la paix avec la femme qu’elle est devenue, c’est un nouveau deuil, trop prématuré mais tardif à la fois. La femme aimante, attentionnée et bonne vivante que j’ai connue a laissé place à quelqu’un de distant et de rigide, sous produit de la maladie et de ses souffrances. Pourquoi n’ai-je pas vu qu’elle se refermait sur elle-même par orgueil?

J’ai peur, j’ai fichtrement la trouille. Peur qu’elle ne parte sans que je n’aie réussi à accepter la personne qu’elle est devenue, les choix qu’elle a faits, ses manquements à prendre soin d’elle, de ses relations, son obstination à fumer malgré tous les risques, à se perdre dans le dévouement de sa famille jusqu’à s'oublier elle-même au final. Ma mère qui a toujours craint la maladie d’Alzheimer et la perte de ses moyens, alors que rien ne l’y prédisposait au départ. Pourquoi ses pires hantises doivent-elles la pourchasser sans pitié?

Je me surprends parfois à faire un geste, une mimique, à m’exprimer d’une façon qui me rappelle ma mère à qui je ressemble tant et à qui je ne veux absolument pas ressembler en vieillissant, et ça me semble pourtant inexorable. La génétique me rattrape, certes, mais je peux encore choisir.

J’écrivais ce billet ce matin et j’ai dû m’interrompre pour aller assister une nouvelle maman dans son allaitement. Je l’aidais à la mise au sein et après un moment à observer la dyade maman-bébé en pleine communion, je me suis dit que la vie est merveilleuse et pleine d’espoir. Malgré toutes les peurs, les peines et l’appréhension, la vie continue.


11 commentaires:

  1. Beau...
    ma mère est décédée il y a fort longtemps, mais parfois, j'entends son rire dans le mien.
    Il ne faut pas tout rejeter, bien qu'il arrive qu'on ait besoin d'espace et de temps.

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  2. On a tous mal à notre mère un jour ou l'autre, des fois toute notre vie. Mais on ne l'exprime pas toutes de la même façon. Très bien dit, bien senti.
    La mienne a vécu assez longtemps que j'ai eu le temps d'apprivoiser (ou m'habituer) à ce qu'elle devenait. Je trouve que je commence trop vite à lui ressembler physiquement alors qu'on avait tout de même 25 ans de différence, même à son décès, l'an dernier!!!

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  3. @idmuse: vrai, ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain, en quelque sorte. Du temps et de l'espace, j'en ai trop eu peut-être. Merci de passer ici.
    @ClaudeL: "Mal à notre mère", comme ça résume bien ce que je ressens! Parce que la fin approche mais que ses capacités ne sont plus ce qu'elles étaient, je me sens incapables de profiter du temps qu'il nous reste. Alors oui, j'ai mal à ma mère.

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  4. Il n'y a rien de plus dur que de faire le deuil d'une personne qui vit encore, mais qui n'est plus la même. Quand la maladie attaque le cerveau, c'est la mort qui frappe en avance.

    J'ai mal pour toi.

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  5. @Gen: Merci à toi. Je crois que c'est la hantise de la plupart des gens, perdre ses facultés mentales ou voir un proche passer par là. Ma mère doit vivre dans la peur depuis trop longtemps en essayer de le cacher, c'est ce qui m'attriste le plus.

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  6. Ton billet m'a prise à la gorge. Vraiment, je n'ai pas de mots. Je suis vraiment triste pour toi et ta famille. Bon courage...

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  7. @Isa: Tout ceci fait partie de la vie, même si on préfère ne pas y penser trop souvent. Merci de ton support, ça aide.

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  8. Chère Hélène, ça ne changera pas grand-chose pour toi, mais je voulais te dire que j'ai moi aussi une trouille très semblable à la tienne. :(
    Câlins.

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  9. @Sylvie: Câlins à toi aussi! Nous sommes soeurs de trouille alors, c'est déjà réconfortant :)

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  10. @Femme libre: Bienvenue ici, et merci beaucoup pour cette gentille pensée.

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