Maman, douce maman,
donne-moi un signe de vie. Depuis trop longtemps, les conversations
téléphoniques s’écourtent, deviennent vides de sens. Il me fallait te voir, constater
de mes propres yeux comment tu te sortais de cette fracture de la hanche si
malvenue. En route pour te voir, j’espérais que ta santé n’ait pas autant
dégénéré qu’on me le disait, tout en anticipant le pire. Et quand j’ai paru
devant toi, ton visage s’est éclairé, tu m’as fait le plus beau des sourires. J’étais
heureuse de te retrouver, malgré la morosité ambiante. Et puis, tu t’es
informée de mes enfants, chose que tu n’avais pas faite depuis longtemps. Ça m’en
a dit plus long que tu pourrais le croire. Vois-tu, tu as toujours été là pour
nous, même à distance. Quand j’ai quitté la maison pour l’université, tu
m’écrivais, tu m’appelais toutes les semaines, tu m’envoyais de petits présents
à chaque fête où nous étions séparées. Je n’ai jamais douté une seule seconde
que tu pensais à moi, que j’étais aimée. Ça m’a donnée des ailes, ça m’a permis
d’étudier et de vivre ma vie en toute quiétude, portée par la confiance que tu serais
toujours là pour moi. Quand j’ai eu mes enfants, tu étais encore là, même si le
cancer commençait à te consumer à petit feu.
Chaque année, malgré les traitements
que tu subissais, avec tous leurs effets secondaires, malgré tes maux, tes
faiblesses, ton corps qui part à vau-l’eau, la concentration et la mémoire qui
suivent de près, tu n’avais jamais oublié nos anniversaires. Toujours un petit
mot, une gentille pensée, un cadeau par la poste, et ce jusqu’à cette dernière
année. Je savais combien ces rites familiaux importaient pour toi, mais désormais,
c’était trop, ton corps n’en pouvait plus de se battre, jour après jour, et ça
prenait toute ton énergie. C'est pourquoi le simple fait t'informer d'eux m'a
fait autant plaisir.
Depuis que tu es tombée, si bêtement,
tu peines de plus en plus à reprendre des forces, à reprendre tes esprits. Tu
n’es plus chez toi, parfois désorientée, c’est une grande difficulté qui
s’ajoute au reste. Mais tu es tellement forte, tellement courageuse, toi qui ne
te plains jamais ! Après tout ce que tu as vécu, après chaque bataille gagnée,
quand on pense qu’en 2004 déjà, on ne te donnait plus que 6 mois avant la fin,
on peut dire que tu t’es battue bec et ongles, que tu auras fait un pied de nez
à tous les spécialistes, à tous les pessimistes qui te condamnaient d’avance,
et à mes yeux à moi, tu as déjà gagné la guerre. Car cette guerre contre le cancer,
on sait très bien comment elle finira, là n’est pas la question. Cet ennemi
impitoyable s’est enraciné en toi et résiste à tous les efforts pour le
déloger. Non, ce qui importe, c’est la façon que tu as de regarder ton ennemi
droit dans les yeux, de t’accrocher avec une résilience hors du commun qu’on ne
te connaissait pas, et de te lever tous les matins pour t’obstiner à conserver
chaque parcelle de ton autonomie déclinante. Pour ceci, je t’applaudis et tu as
tout mon respect.
Aussi, comprends-moi, si je tente de
capter ton regard, si j’examine chacun de tes gestes à la loupe, si je
m’accroche à ton sourire, à un échange de paroles banales, c’est que je cherche
désespérément un signe de ta part, le moindre signe que la maladie ne m’a pas
tout pris de toi.
Le jour de mon départ, après avoir
passé trop de temps dans le silence à tes côtés, ne voulant plus te forcer à
faire la conversation, je t’ai dit que je devais te quitter pour retourner
parmi les miens, que je ne savais pas quand je pourrai revenir, mais que je
penserai à toi. Je ne m’attendais plus à une réponse, aussi ton silence ne m’a
pas étonnée ni déçue. Tu réponds peu, tu ménages tes forces, ou tu es trop
isolée dans un monde qui n’appartient qu’à toi, je n’en sais rien.
J’étais presque sortie de ta chambre
quand tu m’as enfin répondu : «Moi aussi, je vais penser à toi.» Je t’ai
souri et, les larmes aux yeux, j’ai pu quitter Rimouski, le cœur plus serein,
réconfortée par ce signe de vie inespéré.