J’ai devant moi une
étrangère. Nous nous ressemblons tant que ça m'effraie. Plus je fuis l’évidence,
plus elle me rattrape. J’ai si longtemps nié les faits qu’ils ont fini par me
sauter au visage, même si je ne suis pas prête pour ce rebondissement. Et j’en
porte seule la faute, pour m’être enfoui la tête dans le sable.
Peu importe qu’elle m’ait
mise au monde il y a plus d’une quarantaine d’années, peu importent tous les
soins, toutes les attentions dont elle m’a abreuvée, peu importe le temps que
nous avons passé, blotties l’une contre l’autre, en confidences, en rires, nous
ne nous reconnaissons plus, trop changées l’une comme l’autre face à nos
souvenirs.
Je réalise aujourd’hui
que bien avant ses divagations et ses oublis, bien avant l’escalier et la
visite à l’hôpital, avant la réapparition du cancer que nous savions toujours présent,
mais en latence, j’avais déjà perdu la maman de mes souvenirs de jeunesse.
Lorsqu’en 2004 le
diagnostic est tombé, elle a dit qu’elle se battrait. J’ai appris par la suite
que le médecin lui avait donné six mois, tout au plus, alors qu’elle soit encore
parmi nous aujourd’hui relève du miracle. Elle s’est battue contre cette chose
dans ses poumons, déjà à l’état métastatique dans son cerveau. Inopérables, l’un
comme l’autre. Après de longues et souffrantes sessions de chimiothérapie et de
radiothérapie, elle n’en pouvait plus des traitements. À ce moment elle a
déclaré : « Peu m’importe la suite, qu’on me laisse tranquille! »
Et fort heureusement, la maladie l’a entendue, elle s’est partiellement remise
de ses traitements, de sa phlébite, de ses malaises et de ses faiblesses, mais
les ombres n’étaient pas toutes disparues et elle en gardait d’importantes
séquelles. Nous ne pouvions qu’espérer un répit, sinon une rémission.
Dans ma joie d’avoir
ma mère près de moi à mon mariage, ou à l’arrivée de mes enfants, j’ai refusé
de voir les changements et les signes. Elle s'est toujours montrée lunatique et
distraite, aussi ça ne m’embêtait pas qu’elle perde des bouts de conversations,
qu’elle oublie de plus en plus de choses, parce que ce n’était que sa nature
qui s’affirmait dans l’âge, me disais-je.
J’ai continué d’ignorer
l’évidence, ainsi je pouvais prétendre que tout allait assez bien malgré tout,
que nous étions chanceux. Mais aujourd’hui je m’avoue vaincue, j’abdique. Les
métastases reviennent sans contredit en force, et les capacités mentales comme
physiques de ma mère ne cessent de se détériorer, de sorte que je conserve peu
d’espoir en une quelconque amélioration, au contraire.
Pour moi qui habite
loin et qui n’arrive pas à faire la paix avec la femme qu’elle est devenue, c’est
un nouveau deuil, trop prématuré mais tardif à la fois. La femme aimante,
attentionnée et bonne vivante que j’ai connue a laissé place à quelqu’un de
distant et de rigide, sous produit de la maladie et de ses souffrances. Pourquoi
n’ai-je pas vu qu’elle se refermait sur elle-même par orgueil?
J’ai peur, j’ai fichtrement
la trouille. Peur qu’elle ne parte sans que je n’aie réussi à accepter la
personne qu’elle est devenue, les choix qu’elle a faits, ses manquements à
prendre soin d’elle, de ses relations, son obstination à fumer malgré tous les
risques, à se perdre dans le dévouement de sa famille jusqu’à s'oublier elle-même
au final. Ma mère qui a toujours craint la maladie d’Alzheimer et la perte de
ses moyens, alors que rien ne l’y prédisposait au départ. Pourquoi ses pires
hantises doivent-elles la pourchasser sans pitié?
Je me surprends parfois
à faire un geste, une mimique, à m’exprimer d’une façon qui me rappelle ma mère
à qui je ressemble tant et à qui je ne veux absolument pas ressembler en
vieillissant, et ça me semble pourtant inexorable. La génétique me rattrape,
certes, mais je peux encore choisir.
J’écrivais ce billet
ce matin et j’ai dû m’interrompre pour aller assister une nouvelle maman dans
son allaitement. Je l’aidais à la mise au sein et après un moment à observer la
dyade maman-bébé en pleine communion, je me suis dit que la vie est
merveilleuse et pleine d’espoir. Malgré toutes les peurs, les peines et l’appréhension,
la vie continue.